Pensées du matin, cerveaux immortels dans des androïdes, madeleines de Proust…
J’ai la manie de refaire le monde et le mien le matin dans ma salle de bains. Cela me permet de ressortir totalement de ma nuit, dont souvent un rêve continue à posséder ma tête quand je prends mon petit déjeuner en regardant négligemment Bourdin&Co sur RMC Découverte (souvent je finis par changer de chaîne pour un documentaire d’évasion, tant les nouvelles jamais ou peu complaisantes me navrent en ce début de jour). Aujourd’hui, c’était de donner un titre fédérateur à mes articles que j’aimerais réguliers, voire quotidiens sans pour autant prendre la forme d’un journal, qui est pour moi un feuilleton de soliloques sur une vie creuse et ennuyeuse. Les articles, ou instantanés sur les choses et les gens qui nous entourent, les idées qui nous traversent et qui évoluent, cela me plaît mieux – évidemment, si j’étais journaliste ce serait une autre paire de manches car je serais sujette aux astreintes d’une profession. Néanmoins, dans l’écriture sans prétention lucrative, il faut accepter une certaine constance même si on peut se permettre de l’irrégularité. Pour ma part, je suis irrévocablement désorganisée – sauf pour des choses de grande importance –, et une inconditionnelle paresseuse. Que c’est dur de se faire violence, combien je dois lutter contre ces défauts-là ! Pourtant, il suffit de se prendre par la main, de se mettre à la tâche et se rendre compte que, au bout de l’effort, on est toujours récompensé. À la limite, on se dit : « Ce n’était que ça ?! » Eh oui, ce n’est pas dramatique, et combien le geste accompli soulage !
J’ai donc beaucoup de pensées qui se bousculent dans ma tête au moment de me laver et de m’habiller. Chaque fois je me dis que je devrais les écrire, puis j’oublie. Je pense que j’ai des courses à faire avant la pluie annoncée. Je retourne dans ma pièce à vivre, nettoie et chausse mes lunettes de vision de loin (celles qui foncent au soleil), puis mets une veste, prends mon sac en déposant mon portable à l’intérieur si j’y pense, et m’en vais dans mon fauteuil électrique. Si je rentre à l’heure du déjeuner, je fais à manger et allume la télé, cette fois pour une série genre Monk. Puis après je passe à autre chose, de la lecture, un petit passage sur Internet ou n’importe quoi, mais surtout pas écrire ce que j’avais en tête le matin puisque perdu en cours de route. Il faut pourtant poser sa pensée quelque part, la figer pour l’empêcher d’être venue vous déranger pour rien. Sinon, elle peut vous saper la vie à s’imposer et vous envahir, ou se volatiliser jusqu’à se taire au point de vous faire perdre non seulement son fil, mais le goût des choses qu’elle évoque. Alors il faut bien l’exprimer, d’autant qu’avec elle tout s’éclaircit (ou s’assombrit, tout dépend de sa nature), et qu’une expression déclamée entraîne tant d’autres, ce qui concrétise une pensée globale, compagne de toute votre vie, comme si elle était éternelle.
L’éternité, ou plutôt l’immortalité, voilà de quoi qui fait rêver mais que nous, humains du 21ème siècle, ne connaîtrons jamais. Si tant est qu’il nous reste de beaux souvenirs, des sentiments et des talents intacts au moment de notre mort, on se dit : « Pourquoi tout cet univers intime devrait disparaître en même temps que notre enveloppe charnelle ? » – en bien mauvais état pour ma part puisque dotée d’un handicap. C’est vrai, comme certains le pensent, il n’y a pas lieu de laisser une trace prétendument indélébile après notre disparition physique : des œuvres intellectuelles, artistiques, scientifiques, politiques, ou seulement familiales qui finissent par s’effacer de toute manière dans la mémoire de ceux qui nous succèdent, à l’exception de ceux qui font l’Histoire – mais dans cent mille ans ne finirions-nous pas aussi par les oublier ? Ce qui serait formidable serait de continuer à produire les choses de notre imagination, de notre cœur et de notre réflexion indéfiniment. Alors certains savants s’intéressent déjà au projet gigantesque qui consisterait à sortir vivant le cerveau d’un mort, le décortiquer et le reconstituer pour le replacer dans un autre corps probablement androïde à l’image du décédé. Projet que j’ai vu à la télé dans une émission scientifique. Ceci dit, moi cela me soulève des interrogations : est-ce qu’on saura remettre dans le bon ordre toutes ces lamelles extra-fines découpées du cerveau, comme c’était expliqué ? Les erreurs ne seront peut-être pas évitables, alors en quels monstres nous transformerions-nous ? Quel intellect, quelles émotions, quels sentiments et souvenirs verront le jour dans nos êtres recomposés ? Dans le pire des cas, cela me fait peur. Mais je ne le vivrai pas. Je serai morte bien avant le premier essai, il m’est à dire. Et c’est pour cela que je compte bien réaliser des choses qui resteront un tout petit peu après ma disparition et donneront l’impression à mes proches de n’avoir pas vécu pour rien. Ce cerveau immortel dont je fais référence ne souffrirait-il pas du poids énorme de la mémoire des siècles qu’il aurait à vivre ? Finirait-il par s’éteindre comme le soleil après des milliards d’années à nous éclairer, nous apporter son énergie si vitale ? Mais l’immortalité, du moins une extrême longue vie assouvirait notre soif de découverte bien longtemps. Et si, par bonheur, on inventait une machine à remonter le temps, on pourrait se promener sur les chemins du passé pour retrouver nos lointaines et chères madeleines de Proust (mais sans remettre en question notre vie, comme par exemple tuer nos ancêtres, car cela couperait net notre immortalité renouvelée dans des androïdes qui auraient sans doute une fin comme les corps faits de chair). L’autre jour, j’ai vu sur France5 Amélie Nothomb parler de son dernier livre La nostalgie heureuse (j’ignore si je le lirai…). Elle disait que les Japonais ont cette forme de nostalgie qui s’apparente à l’idée que s’en faisait Proust – un Japonais, selon l’auteur belge. Dans le fond, c’est aussi la mienne, cette nostalgie, bien que je la dise dans des termes visiblement tristes (ou compris ainsi) dans la plupart de mes poèmes, mais cela ne devrait pas l’être. Il fait si bon revivre son passé heureux, et rêver le futur. On pourrait dire que la nostalgie du futur existe aussi, elle est l’espoir d’un monde meilleur encore, si celui dans lequel on vit n’est pas trop mal après tout. J’aime imaginer qu’on se sortira de nos vices, de nos guerres, et réalisera un futur le plus durable possible sur Terre et ailleurs quand le Soleil mourra, et encore plus loin quand l’Univers se refroidira (si tel est le cas). Qui sait s’il n’y en a pas d’autres… D’après Michio Kaku, divulgateur scientifique d’aujourd’hui et dont j’ai lu La physique de l’impossible, il se pourrait qu’il y ait d’autres univers et qu’un jour, dans des millions d’années, nous pourrions créer des « trous de ver » pour en changer. Nous serions une humanité bien différente de l’actuelle, mais toujours issue de notre chair.
Pour en revenir au titre de mes articles écrits à mon bon vouloir, j’ai choisi celui de Chroniques d’une éclopée. Je sais que le mot « éclopé » n’est pas politiquement correct, mais c’est plus drôle que « handicapé » trop rebattu et d’origine étrangère de surcroît. J’ai marché avec des appareils aux jambes et des cannes dans mes mains, et je claudiquais. À cette époque, le terme d’éclopée ou de boiteuse m’allait comme un gant. Pourquoi ne pas le prolonger, même si je me déplace à présent en fauteuil roulant ? Cela m’amuse, voilà tout !