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Comme une bouteille à la mer
5 décembre 2011

Dans un train... (3)

Il s’est levé en me disant qu’il allait prendre un café. Il m’a proposé de l’accompagner, mais j’ai refusé poliment. Je n’étais, du moins pour le moment, qu’une femme comme toutes les femmes à ses yeux, attirante ou pas… Cela devait le rester.
À son retour, il a sorti son portefeuille, et de lui deux photos.
― Voici mes filles. Antonella sur la gauche, la brune, portrait craché de sa mère qui est Italienne. Et, là, lui tenant la main, c’est Irène la plus jeune. Ne sont-elles pas mignonnes dans leurs robes blanches à volants ? C’était le jour de la communion d’une cousine, elles avaient sept et cinq ans. Maintenant elles en ont dix et huit…
― Elles sont superbes.
― Tenez celle-ci, ma femme Cristina et moi en vacances à Naples.
J’avoue que c’était une très jolie femme au teint mat, et, effectivement, sa fille lui ressemblait. La plus jeune avait les yeux bleus de son père. Il s’est rassis à sa place après avoir remis son portefeuille dans sa poche. Nous avons repris notre conversation littéraire.
― J’ai comme l’impression que vous devez bien écrire, a-t-il dit en me regardant fixement.
― Pourquoi ?
― Vous vivez seule, n’avez pas de contraintes professionnelles comme moi… Vous avez donc tout le temps de vous y consacrer. Êtes-vous exigeante avec vous-même ? C’est très important !...
― Oui, bien sûr je le suis. Et j’ai tout mon temps, comme vous dites. Mais ce n’est pas sans compter sur ma paresse, ni sur toutes les choses de la vie qui gênent l'impétuosité des idées. Parfois elle se fait languir longtemps…
― Je connais ça aussi.
― Étant journaliste, vous devez avoir une expérience de l’écrit que je suis loin d’égaler.
― Je sais, vous avez appris par vous-même. Mais il y a des autodidactes qui réussissent très bien. Quant à moi, je me suis construit grâce à mes études, mais ai-je votre sensibilité artistique ? Car vous êtes indubitablement une artiste.
― Je n’en sais rien. Vous savez, je me débrouille mal en dessin. J'en suis restée au stade de l'école maternelle. Et vous ?
― Moi, oui. Dessin, peinture et sculpture sur bois, mais comme vous l’écriture, sur le tas. Pourtant mon entourage apprécie, mes œuvres sont partout à la maison !
― Et des cahiers de poèmes !
― Dans les tiroirs de mon bureau !
― Vous les relisez ?
― Parfois. Mais je finis par détester ce que je fais.
― Pourquoi ?
― D’abord par constante insatisfaction, car tout peut s’améliorer indéfiniment. Puis parce que, voyez-vous, il y a eu un grand poète dans ma famille, mort pendant la seconde guerre mondiale. La seule chose que nous ayons en commun, c’est que la poésie est aussi naturelle en moi qu’elle ne l’était en lui. Là s’arrête la ressemblance ! C’était le frère de ma grand-mère, Albert Lebeau.
― Je ne le connais pas. Croyez bien que je le regrette. Quel était son style ?
― Il était de plusieurs courants, dont les surréalistes. Outre les vers libres, il lui arrivait de pratiquer les formes classiques telles que le sonnet. C’était un poète indépendant, qui s’était fâché avec pas mal d’écrivains et de critiques de son époque. Je suis son plus grand fan, bien que je ne l’aie jamais connu.
― Vous avez quel âge, si ce n’est pas indiscret ? lui ai-je dit après lui avoir laissé le temps de se remettre de ses émotions.
Qu’est-ce qu’il m’avait pris à l’amener à parler de ce prestigieux lien de parenté qui ne pouvait qu’attiser ses complexes ?
― J’ai quarante ans, a-t-il répondu. Je ne vous le demande pas. Il est bien connu que les femmes n’aiment pas parler de ces choses-là.
― ça ne me gêne pas du tout ! J’ai dix ans de plus.
― Vous ne les faites pas.
On m’a fréquemment dit que je faisais moins que mon âge. Il était peut-être sincère…
― Vous non plus, ai-je ajouté.
Il s’est penché vers moi pour reprendre son portefeuille dans sa poche. Il en a sorti une carte de visite qu’il m’a tendue en disant :
― On pourrait se revoir un jour pour parler encore de poésie, de musique, de mon grand-oncle poète… Tenez, voici ma carte. Appelez-moi sur mon portable de préférence. Il y a aussi celui de chez moi.
― Merci, ai-je fait en prenant le bristol.
J’ai lu son nom. 
― Fabrice Gómez ! Mais vous êtes espagnol ! me suis-je exclamé toute surprise.
― D’origine, a-t-il fait d’un air amusé.
― Alors vous connaissez l’Espagne mieux que ce que vous m’en avez dit !
― Je vous assure que non ! Mon père est mort quand j’étais enfant. C’est ma mère qui nous a élevés, mon frère et moi, dans ce village d’Isère dont je vous ai parlé. Elle était agricultrice avec ses frères. Elle a trimé dur pour nous payer des études et que j’arrive au point où j’en suis. Quant à mon frère, il est médecin à Grenoble.
― Quel courage pour votre mère !
― Oh, oui ! Elle n’en manquait pas. Aujourd’hui, elle est retraitée et toute dévouée à ses petits-enfants.
― Si je comprends bien, votre père n’a pas eu le temps de vous enseigner l’espagnol, et, vous et votre famille, vous n’êtes jamais allés en vacances là-bas comme tant d’autres immigrés.
― Non, jamais. J’ai quand même appris l’espagnol au collège et au lycée, mais j’en garde un niveau très scolaire.
― Puis-je avoir vos coordonnées pour vous appeler un jour ? a-t-il demandé timidement en me présentant son Bic et son cahier, qu’il avait repris de sa sacoche où il les avait rangés quand il était allé boire son café.
J’ai inscrit, sur un coin de la couverture intérieure, mon nom et mon numéro de téléphone fixe.
― Clotilde ! a-t-il dit avec étonnement. Vous êtes la première Clotilde à qui je parle. C’est un joli prénom, ma foi, et plutôt rare de nos jours !
― Merci.
Même si c’était il y a longtemps, je m’en souviendrai toujours… ainsi que de la gêne que j’ai eue, quand les hommes de l’Accueil de la gare de Lyon ont débarqué dans notre voiture de TGV. Il semblait ne pas vouloir me quitter et avait laissé descendre tous les passagers. Il s’étonnait visiblement que je ne me lève pas. Il a pris sa sacoche et son sac de voyage du porte-bagages au-dessus de nos sièges, s’est retourné en partant, disant adieu d’un signe de la main toujours surpris de me voir assise encore. Et c’est quand les aides sont arrivés. Le journaliste s’est callé contre la porte des toilettes pour les laisser passer avec un fauteuil roulant à eux – ils feraient le changement avec le mien plus tard dans le hall.
― Madame V… ?
― Oui, ai-je répondu.
Toujours là, il m’a regardée me lever de mon siège en m’appuyant sur mes cannes. Une fois debout, je l’ai vu à mon grand regret qui détournait la tête et sortait. Il avait disparu, quand je me suis trouvée à mon tour sur le quai. Il ne m’a jamais téléphoné. On ne s’est plus revus…

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