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Comme une bouteille à la mer
24 novembre 2009

Le fleuve rougit (première partie - chap. 4)

 

   Simon arriva vingt minutes trop tôt. Madame Bernard, qui portait sa longue chevelure brune retenue dans un chignon et possédait les yeux verts et bridés de sa fille, vint lui ouvrir la porte. Sa robe à fleurs à manches courtes révélait un corps encore jeune et onduleux. Elle accueillit avec un grand sourire l’adolescent. Il aurait aimé avoir une mère si rayonnante…
   « ─ Entre Simon. Solange termine sa leçon. » Son amie prenait ses cours de musique le samedi après-midi. Elle avait omis de le lui rappeler la veille en sortant de classe. Elle pensait sans doute qu’il viendrait à 15 heures pile, juste à la fin du cours. La mère de Solange le fit entrer au salon à droite de l’entrée. De la pièce d’en face s’élevaient les sons de la Marche Turc de Mozart au piano. Quelques accros, mais dans l’ensemble Solange se débrouillait plutôt bien.
   Pendant ce temps, Madame Bernard était retournée dans sa cuisine. Elle revint au bout d’un quart d’heure avec un panier.
   « Je vous ai confectionné un goûter que j’espère vous plaira. Vous serez nombreux en promenade ? » Visiblement Solange avait tissé un mensonge pour écarter les doutes de ses parents. Simon ne savait quoi répondre. À cet instant précis, la porte de la chambre de Solange s’ouvrit. La leçon était terminée.
   ─ Simon, tu es déjà là ! Cela fait longtemps que tu attends ?
   ─ Je suis venu en avance. Mais ça ne fait pas longtemps.
  Solange enchaîna sur les présentations de Simon au professeur. Celui-ci s’éclipsa. Et les deux amis partirent, Simon portant le panier du goûter à bout de bras.
   ─ Dis-moi, Solange. Tu ne m’avais pas dit que tu mentirais à ta mère.
   ─ Quoi ?
   ─ Elle m’a demandé si nous serions plusieurs. Tu m’as retiré une épine du pied en sortant de ta chambre à ce moment-là. Je n’ai pas eu à lui répondre.
  ─ Pardon. J’aurais dû te prévenir. Je ne voulais pas qu’elle croie à des choses qui ne sont pas. Tu sais, nous deux, garçon et fille…
  ─ Ah !    

  Ils marchèrent pendant une heure, traversèrent le village vers le nord pour aboutir à la forêt limitrophe, puis entrèrent dans une clairière. Le chemin continuait dans les bois jusqu’au vieux pont qui enjambe la rivière, à l’autre rive le village Combes. Pour l’atteindre, il fallait encore passer un champ en friche au milieu duquel se dressait une cabane en bois délabrée et rafistolée d’un toit de tôle. Y habitaient une très vieille femme avec son fils, un maçon célibataire qui devait bien avoir dans les soixante ans. Elle, on l’appelait Mère Milord parce qu’elle avait été mariée avec un Anglais qui aurait été Lord. Elle racontait sa vie à qui passait par là et était suffisamment aimable pour l’écouter. Les jours de marché à Combes, il arrivait à Solange et sa mère de s’arrêter devant chez elle, au grand bonheur de la vieille dame assise dans un fauteuil en rotin usé, dans son jardinet aussi en friche que le champ alentour, à l’affût d’une rencontre. Quand elle parlait, on voyait deux longues canines branlantes déchaussées dans des mâchoires bien dégarnies. Si elle était très âgée, elle n’avait pas moins encore toute sa tête, une mémoire impressionnante doublée d’une perspicacité à toute épreuve. Elle connaissait beaucoup de choses sur les habitants des environs et n’avait pas sa langue dans sa poche. Elle appréciait les Bernard. Solange l’aimait bien. Mais ce samedi ensoleillé de mai, les jeunes gens n’avaient aucune intention de rendre visite à la Mère Milord. Elle aurait pu le raconter le prochain jour de marché…
  Simon choisit une grande souche d’arbre, au fond de la clairière, pour s’asseoir et prendre le goûter si généreusement offert par Madame Bernard.
   Histoire d’entamer la conversation par des banalités, il dit à Solange qu’il croyait que son piano était dans le salon.
   ─ Au début, quand il est arrivé chez nous. Mais dès que j’ai commencé les cours avec Monsieur Girard, et qu’il me donnait beaucoup de travail pour les examens, mes parents ont trouvé qu’il serait mieux que je l’aie près de moi pour étudier en paix. Tu sais, ma chambre est très grande. Et un piano droit prend moins de place qu’un demi-queue de concert.
   ─ Tu aimerais en avoir un ?
   ─ Un jour peut-être, si je deviens pianiste…
   ça te plairait ?
   ─ Oh oui !
   C’est alors que Simon se leva pour prendre son petit cadeau dans la poche de son jeans.
   ─ C’est quoi ?
   ─ Une cassette de Janis Joplin. Je l’ai faite avec des titres de plusieurs disques. Ça te plaît ?
   ─ Et comment ! Merci Simon. Mais pourquoi ?
   ─ Pour te faire plaisir. Et parce que…
   ─ Oui ?
   ─ Je t’aime.
   ─ Moi aussi, Simon. Je t’aime bien. « Façon de dire que quelqu’un vous est sympathique, rien de plus. », pensa le garçon.
   ─ Oui, mais…
   ─ Mais quoi, dis ?
   ─ Oh, c’est rien. Comment dire qu’on a des sentiments pour une jeune fille, quand c’est la première fois ? Il détourna son attention en sortant son Opinel de l’autre poche du pantalon qu’il posa à côté de lui. Puis il sortit deux grosses tranches de pain qu’il recouvrit de carrés de chocolat. Ils mangèrent en silence, buvant du coca dans des verres en carton. Soudain, Simon s’approcha de Solange et lui prit la main.
   ─ Dis, Solange. Veux-tu être ma petite amie ?
   ─ Qu’est-ce que tu racontes là ? dit la jeune fille interloquée.
   ─ Oui… ma petite amie, ma fiancée si tu préfères. Je te l’ai dit tout à l’heure. Je t’aime.
   ─ Oh, je ne sais pas…
   ─ Tu ne m’aimes pas alors ? demanda-t-il brusquement sombre et inquiet. Il retira sa main. Le visage bas, il se mit à fixer dans le vague le panier devant lui sur l’herbe.
   ─ Mais si je t’aime, Simon. Seulement, c’est si soudain. Solange ne savait plus où se mettre devant le désarroi de son ami.
   ─ C’est vrai ? fit-il en tournant la tête vers elle avec soulagement. Il sourit et remonta ses lunettes sur l’arête de son nez. Quelques temps plus tard, il dit :
   ─ Si on s’embrassait…
   ─ Ici ?
   ─ Oui. Tout de suite. Il passa son bras droit autour des épaules de son amie et déposa un baiser chaste sur ses lèvres. C’était la première fois qu’il embrassait une fille, et elle un garçon… Ils ressentirent une sensation de chaleur parcourir leurs corps jamais éprouvée auparavant. Cependant ils n’étaient pas naïfs, ils savaient ce qu’était l’amour même sans l’avoir encore vécu.
   Simon se leva. Il ramassa au passage son couteau et grava quelque chose sur la souche d’arbre à l’endroit où il était assis.
   ─ Qu’est-ce que c’est ? demanda Solange.
   ─ Regarde. La jeune fille vit un cœur transpercé par une flèche, à côté les initiales SS suivies de la date. Solange eut un mouvement de recul disant : « Oh ! ».
  ─ Quoi, ça ne te plaît pas ? fit Simon déçu.
  ─ Ce n’est pas ça. Mais ces lettres SS, ça me fait drôle… Cela rappelle tant les nazis.
  ─ Tu trouves ?
   ─ Maman est d’origine juive. Mes grands-parents ont fui l’Allemagne à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Mais ceux de la famille qui sont restés ont été pris et envoyés aux Camps.
   ─ Je ne savais pas. Excuse-moi.
   ─ C’est pas grave. Mais SS me fait trop penser à eux.
   ─ Mais c’est comme ça qu’on s’appelle toi et moi, Solange et Simon.
   ─ Je sais. Désolée.
   ─ C’est moi qui suis désolé. Tiens, je vais effacer. Il gratta de toute sa force avec son Opinel les lettres si bouleversantes, puis inscrivit à leur place « Solange et Simon ».
   ─ Merci, fit Solange.

   Ceci signa la fin de la balade. Ils retournèrent à Gretz.

(A suivre)

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