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Comme une bouteille à la mer
27 octobre 2009

Le fleuve rougit (première partie - chap. 3) corrigé

Journal de Simon Duquesne

15 Mai 1970

   Marie m’a dit quelque chose hier dans la cour du collège qui m’a dégoûté. Pourquoi l’a-t-elle raconté au fait ? Pour me blesser, car elle est jalouse de Solange puisque je suis à côté d’elle en classe. De toute manière, c’est une garce Marie. Elle cancane, critique la façon de s’habiller de Solange : « Pas très classe pour la fille d’un banquier ! ». C’est vrai qu’elle porte des jeans à pattes d’éléphant et des chemises à fleurs comme Janis Joplin. (Au fait, j’ai fait une cassette d’elle pour Solange, avec « Maybe », « Mercedes Benz », « Me and Bobby McGee » etc. Demain, il ne faudra pas l’oublier.) Elle dit, Marie, que c’est les hippies qui s’affublent de cette manière avec de grands colliers et des fleurs dans les cheveux. « Elle ne prendrait pas de la drogue en douce, Solange ? » N’importe quoi ! Elle se croit tout permis puisque c’est la fille du maire de Neuville, comme dire du mal de ceux qu’elle considère bien en-dessous d’elle et de sa famille au nom noble, de… Mais hier ce qu’elle m’a dit, si c’est vrai, m’a renversé.
  Il paraît que mon père aurait une liaison avec une infirmière de l’hôpital où il est chef de clinique. Une copine de la sœur de Marie, en consultation dans son service, aurait surpris le couple en train de s’embrasser dans un couloir. Depuis le bruit court chez les de… Mais pourquoi mon père irait-il voir une autre ? Je ne comprends pas. C’est qui cette femme ? Comment s’appelle-t-elle ? Si maman l’apprend, tout ira de mal en pis. Ce n’est déjà pas drôle chez nous.
   Tiens, pas plus tard qu’hier soir, je les entendais se chamailler dans leur chambre à côté de la mienne. Les disputes, je ne les supporte pas, mais alors pas du tout. Papa est jaloux de maman. Parce qu’elle est jolie, il croit qu’elle veut s’attirer les regards masculins. Moi je sais que ce n’est que pour lui qu’elle se maquille. Elle ne sort quasiment jamais. À l’occasion, il lui arrive de déjeuner avec ses amies. Mais papa pense qu’elles ont une mauvaise influence sur elle et la poussent à fréquenter des hommes, alors maman évite. Parfois j’arrive à me dire qu’il est fou, surtout quand il la bat. J’entends les coups, comme des claques. Et maman crie : « Non, Paul ! Je t’en prie. Aïe !... » Qu’est-ce que je peux faire, moi ? René ne vit plus à la maison. (C’est mon frère.) Il est à la fac à Paris. Puis sa chambre est plus loin. Il dort comme un loir quand il est chez nous. Je ne crois pas qu’il n’ait jamais entendu les parents se crier dessus. Il en a de la chance ! Mais comme moi, il a vu les yeux pochés de maman certains matins. « Qu’est-ce que je suis maladroite, dit-elle dans ce cas. J’ai raté la dernière marche de l’escalier de la cave. Je suis tombée, mais ce n’est rien. Juste un bleu, tu vois. » Oui maman, c’est ça. Mais je n’en crois rien. Au lieu de le lui dire, car je sais que cela la ferait davantage souffrir, je me tais. J’encaisse, comme elle les coups de papa. Pourtant, mon père a la réputation de quelqu’un de calme. Il ne boit pas, écoute avec attention et respect ses patients. S’ils savaient les gens… Il ne s’emporte en fait qu’avec maman. Quant à moi, il me rouspète parfois, mais ne m’a jamais battu.
   Pour mes douze ans, j’ai reçu un Opinel de mon parrain. Je l’adore. Je le porte toujours sur moi. Pratique à la cantine pour la viande. Les couteaux du collège ne coupent pas. Papa dit que c’est pareil avec ceux de l’hôpital. Certains malades ont leur propre canif ou couteau suisse. Ils ont bien raison. Moi je me dis que, si j’étais hospitalisé un jour, j’utiliserais mon Opinel. Et puis c’est génial pour se défouler : une branche de cerisier à tailler, le lancer de couteau dans le tronc du gros chêne devant la maison. Et des fois, quand je suis très en colère, je joue à l’assassin. J’empoigne mon Opinel par le manche, lève le bras comme Antony Perkins dans Psychose et feins de l’abattre violemment sur le bureau de ma chambre. Non, je ne suis pas méchant, mon cher journal, mais c’est ce que j’ai de mieux pour me soulager des disputes de mes parents.
   Enfin, demain je sors avec Solange. Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux. Jusqu’à présent jamais nous avons été tous les deux seuls, face à face, les yeux dans les yeux. Enfants, c’était les anniversaires entre voisins. Nos mamans organisaient tout et qui devait venir. Maintenant nous choisissons nous-mêmes nos amis. Solange a ses copines. Je joue au foot dans l’équipe junior de Neuville. Je suis gardien de but. Ça me fait autant de bien que mon Opinel.
  J’ai dit : « Ose donc lui demander de sortir avec toi ! Elle te plaît, voyons. Si elle s’assoit toujours à côté de toi en classe, c’est qu’elle t’aime bien. En tout cas, si elle accepte, c’est dans la poche. Ose, Simon. Ose ! » Je suis mort de frousse, mais je l’ai fait. Et comme je m’en réjouis. A quinze ans, on peut bien avoir une petite amie…

(A suivre)

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